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Tribune - J'ai la rage !

Le 26 Mar. 2020

Psychologue à l’hôpital de Mulhouse, il laisse exprimer une colère et une rage que l’on entend de plus en plus chez ceux qui combattent le coronavirus sur le terrain…

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Claude Baniam (pseudonyme) est l’auteur d’une tribune publiée par notre confrère “Libération”. Il nous a semblé important de la reprendre dans son intégralité alors que les médecins, les infirmiers, les personnels soignants sont envoyés au combat le plus souvent sans masques et sans protections.


Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.

Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.

Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.

Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.


Le deuil impossible des familles

Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre…

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité… car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.

Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée… Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir… et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?

Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.

Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant « URGENCES EN GRÈVE », qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres…


De l’exploitation des étudiants infirmiers

Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.

Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.

Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.

Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante… Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.

Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants…


Les premiers de cordée et leur respirateur

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies… Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.

Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que « les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation »… Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement… Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much ?

Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit…

Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser…

Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie…

Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : « Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly ! » Nous arrivons…

 

8 commentaires au sujet de cet article

  1. J’invite tout le monde à imprimer ce texte et à l’envoyer à tous les organismes de santé, ARS, Haute Autorité de Santé, Ministère de la Santé.
    Non, nous n’oublierons pas … ce qui nous a conduits et ceux qui nous ont conduitsà ce désastre : tous ces gouvernements successifs qui ont cassé l’hôpital : tarification à l’activité, suppression de lits, de postes.
    Quand je vois Macron faire son beau discours à au CH de Mulhouse… c’est bien beau de tirer son chapeau aux soignants, mais ça aurait été mieux de les écouter avant : des médecins de l’APHP et autres hôpitaux ont démissionné pour dénoncer la situation dans les hôpitaux, et c’était bien avant cette pandémie, mais on ne les a pas écoutés. On est en guerre ? Oui, avec une armée qu’on a laissée tomber, à laquelle on a coupé les budgets. Maintenant nos soignants sont en 1ère ligne et pas assez nombreux, ils vont s’épuiser et certains d’entre eux vont mourir à cause de la connerie de ceux qui nous gouvernent.
    Non, nous n’oublierons pas

  2. J’ai la rage de cette rage budgétaire de l’hôpital public au détriment depuis 18 ans du système de soin privé lucratif et non lucratif. 58% du budget ( 1800 milliards €) de l’assurance-maladie est uniquement absorbé par l’hôpital public avec pour 2020 +1,7 milliard €.
    Sauf erreur ,il s’agit d’une pandémie mondiale, les systèmes de soins de tous les pays y sont confrontés avec plus ou moins de succès.
    Le système de soins français est celui qui consacre le plus par habitant chiffre de l’OCDE.

  3. Ce n’est pas le moment de polémiquer , vous devriez avoir honte! Attendez que tout soit calmé (si ça se calme un jour) et recommencez à vociférer si ça vous chante, mais là soyez intelligent… si possible!

  4. bonjour,
    oui, ma grande crainte est que la nature humaine étant ce qu’elle est, que les promesses reçues ne s’envolent avec le temps, et hélas, très vite après la fin de ce cauchemar.
    ce cauchemar devrait nous recentrer sur l’essentiel.
    je n’ai rien à ajouter à ce que ” Claude Baniam (pseudonyme) ” a écrit, si bien écrit, si bien atteint nos coeurs.
    je regrette aussi, et ceci doit nous alerter: cette personne, qui a si bien décrit le désarroi de son environnement de soignants, se soit senti obligé(e) de se cacher derrière un pseudo. C’est un point qui nous alerter: ” le poète a dit la vérité, il sera ”éxécuté ” . Ce n’est pas un reproche, loin s’en faut.
    pour en terminer, MERCI POUR CETTE ALERTE.

  5. Dans cet article oh combien évocateur de la situation actuelle, tout est dit et j’espère que comme le souhaite ce psychologue, des comptes seront à rendre par les décideurs des années durant qui se sont attachés à détruire un système de santé jusque là admiré et jalousé par le monde entier! Pendant que nos chers élus ne pensent qu’à leur réélection bien protégés dans leur canapé capitonné , les professionnels de santé et autres intervenants pour notre bien être , s’exposent un peu plus chaque jour dans la douleur et la souffrance d’un vécu quotidien de plus en plus intolérable .Alors oui, j’espère qu’effectivement nous pourrons demander des comptes et réclamer des sanctions à l’encontre de tous ceux qui ont pensé que la santé est une monnaie d’échange comme une autre qui se négocie en bourse. Merci à toutes ces personnes qui luttent pour nous sauver à tous les étages de leur engagement ! Si guerre il y a , elle sera contre tous ceux qui ont galvaudés le mot santé !

  6. L argent ne tombe pas du ciel. Il vient de nos impôts et n est pas une manne infinie.
    Il est par ailleurs largement mieux géré en France que dans bien d autres pays, et dans un sens bien plus équitable et humaniste que pratiquement tous les autres.
    Il n y a pour cela qu a regarder les infrastructures medicales en quantité et en qualité en comparaison avec les pays voisins.
    Je trouve donc ce type d appel à la haine totalement injuste, injustifié et injustifiable.
    La seule question qu il y a a creuser a sa lecture est celle des motivations de son auteur.
    Restons raisonnables et responsables.

  7. Pour travailler auprès de lui, au sein de la cellule de soutien des professionnels de l’hôpital de Mulhouse, je voudrais juste apporter une réponse à Renaud concernant la motivation de mon collègue.
    La violence vécue par tous les impliqués de terrain ; patients, familles, soignants, professionnels… est considérable. Elle appelle beaucoup d’humilité.
    Il m’expliquait que son humanité était mise à mal, qu’il devait se libérer de sa colère pour pouvoir retourner auprès des équipes, allégé de s’être débarrassé de ces pensées qui s’imposaient à lui sans lui appartenir complètement.
    L’écho de son écrit auprès des soignants est important, il met en mots un sentiment partagé sur le terrain. Mon collègue remplit sa mission de psychologue à ce titre : il permet à tous de reconnaître la colère, pour la dépasser et continuer à soutenir l’humanité dans les soins.
    C’est le processus ordinaire d’un deuil, deuil d’un idéal du soin nécessaire pour résoudre le conflit de valeurs auquel est confronté chaque soignant face à un scénario, des protocoles, qui bouleversent la conception même des soins et accompagnement qu’ils peuvent proposer.
    Je l’en remercie infiniment.
    Cordialement

  8. Je remercie Claude Baniam pour son courage.
    Son alerte fait écho aux écrits de Roland Gori qui dénonce, comme tant d’autres, depuis des années, la transformation du système de soins par le lean management et la “folie de l’évaluation”. Ce que dénonçait Roland Gori éclate à présent au grand jour, à travers les souffrances révélées. Ce que je lis et entends n’est pas une incitation à la haine mais un irrépressible cri de détresse. Ne nous trompons pas. Il s’agit d’un (r)appel aux principes d’humanité, car “le soin est un humanisme”, comme aime à le rappeler Cynthia Fleury. La colère, ici, a droit de cité : c’est un droit de citoyenneté.
    “Aucune guérison n’est un retour à l’innocence physiologique car il y a irréversibilité de la normativité biologique” (Canguilhem). Les leçons de l’Histoire doivent et devront être tirées. Il en va de la survie – au-delà de l’Humanité – de notre propre humanité.
    Christine Frémaux

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