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Billet d'humeur

Le 10 Fév. 2014

Du goudron et des plumes pour les intellos, les artistes et autres inutiles

L’anecdote à venir m’a été rapportée par sa principale protagoniste (la maman), et sur le moment je n’ai pas voulu y croire. Voici donc une histoire (pas drôle du tout) qui se passe ici et maintenant. Dans une petite école de village perdu.

  • La maîtresse d’école : Il faut que je vous parle de votre fille…
  • La maman : Ah bon, elle a fait quelque chose de mal ?
  • La maîtresse d’école : Oui, enfin non… Il faudrait la changer d’école…
  • La maman (affolée) : Oh mon Dieu, ce doit être grave alors… Dites-moi ce qui se passe…
  • La maîtresse d’école (d’un ton de reproche) : Votre fille est… précoce !
  • La maman (surprise) : Euh oui, en effet, elle adore l’école, étudier, lire…
  • La maîtresse d’école : Oui, eh bien justement, c’est ça le problème, elle est trop en avance, et oblige ses petits camarades à des rythmes qu’ils ne peuvent pas suivre. Il faudrait voir de la mettre ailleurs. Elle complexe toute la classe.

Si je ne connaissais pas la “maman” en question, j’aurais cru à une mauvaise blague ou à un sens narratif frôlant l’exagération caractérisée. Mais voilà qu’on m’a rapporté un autre phénomène (pas nouveau du tout, nous autres dinosaures générationnels y avons déjà été confrontés, il y a longtemps, au siècle dernier) qui prend de l’ampleur dans les cours de récréation. L’insulte caractérisée. Pas un de ces gros mots vulgaires ou de ces surnoms stupides qu’on nous colle à la récré pour ne jamais vraiment nous en débarrasser, non. Une vraie insulte méchante, dégradante, qui vous “catégorise” à tout jamais : espèce d’intello, va !

Une fois adulte, ce n’est guère mieux. On réclame comme une victoire de ne pas être intello. “Chui pas un intello, moi hein, suis aller (sic) à l’école de la vie.” Elle me fatigue, cette petite phrase, si vous saviez. Car s’il ne faut pas condamner les manuels, et largement reconnaître leur “autre réussite”, celle des mains, du savoir-faire, ne pas la sous-estimer, je ne vois pas non plus pourquoi on stigmatiserait a contrario les “intellectuels”. À force de les rejeter, de les obliger à fuir sous d’autres cieux, on commence à en sentir l’effet néfaste sur le fonctionnement de la société. Franchement, un peu d’intelligence n’a jamais nui, que je sache. Un peu de culture et de savoir non plus. Ouhhhh les vilains mots que voilà !

Récemment, un sociologue de renom dont nous conserverons l’anonymat (on ne va pas lui faire avoir un procès, le pauvre !) expliquait que les “dérives” de notre société, les rejets, le retour du racisme rance, étaient des signes de médiocrité, et d’une intelligence générale sur le déclin. C’est pas moi qui l’ai dit, c’est lui, m’dame… Aïe, pas taper.

Mais voilà, notre monde n’aime pas les “inutiles”. Et un intello, comme un artiste, ce sont des “inutiles”. Le mot est lâché. Et des inutiles “poil à gratter” de nos consciences érodées par les mauvaises ondes de la culture au rabais distillée par les médias en général. Des êtres un peu marginaux qui osent l’ouvrir, et pointent du doigt là où ça fait mal. Les chaînes de télévision ont supprimé toutes les émissions cotées “intellos”  ou “culturelles” ou les ont reléguées à des heures indues, où le bon peuple se repose et dort.

Pourtant, René Barjavel avait raison de l’affirmer : “L’inutile et le superflu sont plus indispensables à l’homme que le nécessaire.” Mais Barjavel n’est plus, et il n’est pas grand monde pour défendre ces maudits “intellos”. Il ne leur resterait plus alors que l’évasion (pas forcément fiscale) comme recours, en sauvegarde personnelle. Ce doit être ce que l’on appelle “la fuite des cerveaux”. Courage, fuyez !

Comment, en temps de crise qui plus est, redonner ses lettres de noblesse à la culture alors ? En employant un langage efficace : celui de l’argent ! Parce qu’en termes d’impact économique, la culture rapporte. Et du lourd. Les festivals de la région Aquitaine et Midi-Pyrénées, de Jazz in Marciac aux Francofolies de la Rochelle, en sont l’exemple criant. Tout comme les entrées dans les musées. Et côté intellos plus “matheux”, on peut évoquer Cap Sciences à Bordeaux, destiné à diffuser au plan régional la culture scientifique (oh les gros mots ! Tu es bien triviale, la Hastoy, aujourd’hui !). Là, on parle d’un budget de 4,5 millions d’euros dont un million autofinancé. Et des CV de doctorants, d’anciens d’HEC, de patrons d’équipements culturels parisiens qui affluent en masse (le méchant diablotin qui se trouve à droite de ma tétougne me murmure qu’ils fuient la capitale parce que là-bas non plus, on n’aime plus les intellos, mais mon angelot de gauche, éternel optimiste mais un chouya radical, envisage de le faire taire en lui collant une grande claque !).

Alors, alors, si on vous dit que la culture rapporte, qu’elle est un placement sûr, vous considérerez peut-être les artistes, les intellos, les scientifiques, les chercheurs, et tous les inutiles réunis comme des valeurs sûres ?

C’est pas tout, je file lire le dernier roman de mon inutile préféré… Celui qui ne fabrique rien d’autre que du rêve, des mots, des idées alignées, et me donne tant de bonheur. Parfois plus que mon charpentier… Je sais, c’est honteux… D’ailleurs, ça tombe bien, j’ai honte.

Gracianne Hastoy

6 commentaires au sujet de cet article

  1. Bonjour,
    Notre famille est confrontée à ces situations, notre aînée est depuis la sixième le fruit de la jalousie de ses camarades, non seulement elle avait de bon résultats scolaires, mais aussi menait une vie d’artiste musicien de talent. Aujourd’hui à 14 ans elle est depuis deux années dans un orchestre national de jeunes, et est le sujet soit d’admiration soit de jalousie de ces camarades de classe. Ce décalage est si prononcé qu’elle en a fait un refus scolaire véritable dépression. Pourtant son établissement scolaire est un “bon” collège.
    Son activité de musicienne la conduira très certainement vers une carrière professionnelle, mais aujourd’hui nous devons supporter les frais nombreux de déplacement et de matériel. Malgré son niveau, pas de subvention de l’état. Celui-ci n’aide que les professionnels ou les sportifs…
    Tiens ma nièce du même âge que notre fille vient de choisir son stage de troisième en entreprise. “J’hésite entre préparateur physique rugby et pharmacienne” et la maman de sa meilleure amie de lui répondre, “bas, rester toute la journée derrière un comptoir pour vendre des doliprane”.
    Elle finit par choisir la filière sportive, renseignements pris, cette filière est accessible par tirage au sort des dossiers d’inscription. Décidément on a décidé de tirer la France vers le bas…

  2. Excellent article, malheureusement si vrai ! Je suis atterrée par le “niveau” ambiant, et pour reprendre une phrase de Gracianne, “Je ne suis pas une intello !”. A passer pour un/une extra-terrestre parce qu’on ne poste pas tous les jours sur Facechèvre a) Il pleut b)Je fais du ménage c)Je fais mes courses etc…, et qu’on se contente de “partager” un article qu’on a trouvé “bien tourné” et qui pousse à réfléchir (ah…merci les “inutiles” !), on se demande où sont les discussions un tantinet intéressantes ? Et oui, diffusées à des heures indues…Je ne sais pas comment évoluera mon fils de 15 ans, mais déjà, je commence à apprécier la portée de ce que j’ai essayé de lui inculquer pendant son enfance.. Il est curieux de tout, allergique à la télé-réalité qu’il commente savoureusement (j’ai eu droit à des sketches à mourir de rire), et n’hésite pas à me piquer des bouquins ou à décortiquer avec moi des reportages sur les faits de société ou autres. Un vrai partage, qui étonne toujours mes amis. Oui Gracianne, la culture est à la portée de tous, mais encore faut-il en avoir l’envie…C’est si facile, le nivellement par “le bas”. Ceci dit sans aucune acrimonie. Bravo encore pour votre article.

  3. Bonjour,
    Nous sommes arrivé a un stade en France ou les penseurs de rêves sont la majorité au moins dans l’élite et au moins dans les instances dirigeantes. L’intelligence est une chose, etre intellectuel en est autre chose…
    Bonne journée.

  4. Merci merci, merci!
    je ne vous connais pas Graciane mais je tiens à vous dire combien votre billet d’humeur rejoint mes préoccupations ( nos préoccupations à mes enfants, mon mari et moi…). Il existe un journaliste qui ne démentirait pas vos propos: c’est Jean-Claude GUILLEBAUD et je lis ses éditos dans SOD régulièrement: comment fédérer tous ces “dinosaures” ???? et lutter contre la pensée unique dévastatrice des médias(enfin de la plupart!!!!)

    1. Vive la France!
      D’origine britannique, j’ai toujours cru à l’importance de la culture (si!), et je déplore cette tendance actuelle, outre-Manche comme ici, de mépriser la culture.
      Un mot de “pub”, pour l’excellente “Grande Librairie”, la 5, jeudi à 20h45, à encourager, dernier écho du regretté “Apostrophes”.

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