Il y a dix-neuf ans fut posé à Seattle, aux Etats-Unis, l’acte fondateur d’un nouveau type de mobilisation.
Le 30 novembre 1999, le défilé d’inauguration de la conférence de l’Organisation mondiale du commerce prévu dans la ville de Boeing et Microsoft, ne devait durer que deux ou trois heures. Mauvais pronostic.
C’est une marée humaine qui s’est abattue sur la ville. Des dizaines de milliers de manifestants – syndicalistes, étudiants, mouvements contestataires, collectifs d’associations de défense de l’environnement – unis dans un même rejet de la mondialisation sauvage ont transformé le centre ville en camp retranché. Face aux manifestants, les policiers américains, Centaures harnachés façon Robocop tiraient sans état d’âme du gaz lacrymogène au poivre, particulièrement urticant, pour défendre la place forte où étaient réfugiés les grands de ce monde.
A l’extérieur de ce périmètre de sécurité, c’était Woodstock (sans les fleurs) et Mai 68 réunis, le parfum un peu oublié des grandes manifestations pacifistes des années 70 contre la guerre du Vietnam. Seattle, où s’était déroulée en 1919 la première grève générale des Etats-Unis, haut lieu des mouvements contestataires, s’était laissée submerger par une mobilisation internationale inédite. Et le maire de la ville se résigna à décréter le couvre-feu.
Venus de toutes les parties du monde, 135 ministres s’étaient donné rendez-vous pour franchir une nouvelle étape vers la libéralisation du commerce mondial. Les manifestants leur ont crié qu’ils ne voulaient plus de cette mondialisation-là, où le profit des multinationales passe avant les préoccupations humaines, où la qualité de la nourriture et la préservation de l’environnement ne sont pas prises en compte, où les droits du travail ne sont pas reconnus, où les pays pauvres sont marginalisés, exploités.
Ils ont fortement exprimé qu’ils ne voulaient plus de ces institutions où seuls les Etats les plus forts s’expriment, qui prennent leurs décisions dans la plus grande opacité, où la société civile n’a pas droit à la parole face aux experts. La conférence fut annulée.
L’utilisation pour la première fois au monde de la dernière innovation technologique pour mobiliser des contestataires aux quatre coins de la planète marque un tournant dans l’organisation de mouvements de masse. On se souviendra que paradoxalement, l’émergence du courant altermondialiste fut un succès grâce à l’outil Internet, symbole précisément de la mondialisation honnie.
Très politisés, organisés, préparés pour affronter la riposte des forces de sécurité, les manifestants venaient défendre leur vision du monde. A leurs côtés et brouillant leur message surgit un nouveau groupe transnational, violent, mobile et formé à la guerilla urbaine : les Black blocs, cagoule et foulard noir sur le nez, issus de la gauche radicale, étaient venus pour détruire tous les symboles du pouvoir et de l’autorité. Les deux cohabiteront lors de tous les sommets internationaux : Gênes, Francfort, Washington, Prague, …
Vingt ans plus tard, la progression des techniques de l’information et la prolifération des réseaux sociaux favorisent l’éclosion des mouvements « collaboratifs », sans organigramme ni hiérarchie. La politisation n’y trouve plus sa place. Aux Black-blocs politisés se sont substitués des casseurs-pillards. Les causes à défendre ne sont plus universelles mais individuelles. La dureté de la vie quotidienne et un profond sentiment d’injustice sont passés par là.
Surtout, ils ont le temps pour eux. Portés par des revendications locales sans lien avec l’agenda international, les nouveaux manifestants 2.0 campés sur leur propre territoire n’ont d’autre limite de durée que leur capacité à maintenir la flamme de leur mobilisation.